« Hanane, écrit Habib à ma mère, je n’en reviens pas que nos cousins au village aient pris part au massacre d’Ehden, qu’ils aient fusillé Tony Frangié, sa femme et sa fille. Les gens racontent une terrible histoire : après avoir tué Tony, ils se seraient retrouvés devant la mère et la fille qui étaient à genoux en larmes. L’un d’eux aurait dit qu’il fallait les laisser vivre, et l’autre qu’il fallait obéir aux ordres. Les ordres, c’était de tuer tout le monde. Quand j’imagine la scène, on se croirait dans un film américain mais c’est la vie, la vraie vie. Nos vies. C’est même la famille, notre famille. Puis l’un des deux aurait tué la femme et la fille, sans même les regarder. Comme si elles étaient de vulgaires fourmis qu’on écrase. Comment peut-on en arriver là ? Comment est-ce possible ? Je n’arrête pas de me demander lequel des deux a tiré sur la femme et la fille. Je n’en dors plus. Et dire qu’enfant, je nageais avec eux tous les jours. Que sa mère nous a baignés tant de fois. »
La tuerie d’Ehden, c’est un massacre entre factions chrétiennes, le premier d’une longue liste entre les phalangistes et les chrétiens pro-syriens représentés par la famille Frangié dont le fameux Tony était le chef.
Chez les chrétiens, on trouvera durant la guerre de toutes les tendances : des fascistes, des pro-syriens, des libanistes, des pro-israéliens, des communistes, des propalestiniens, des socialistes. Ce qui est surtout marquant, c’est la proportion des chrétiens engagés dans les diverses milices, elle est la communauté qui a pris le plus les armes, bien loin devant les chiites, les druzes et les sunnites.
Ce fameux cousin qui aurait tué la fille dont Habib parle dans sa lettre, ma mère me l’avait présenté un jour dans son village. Avant de le rencontrer, elle m’avait dit : « Tu vas voir, lui, c’est quelque chose, un homme, un abaday. Il a tué de ses propres mains. Bam ! »
Ce jour-là, j’avais été écœuré par ma mère, de l’entendre me présenter ainsi un tueur. J’aurais préféré qu’elle me dise, d’un air dédaigneux : « Regarde, lui, c’est mon cousin, ce tueur. Je t’emmène le rencontrer pour que tu ne finisses jamais comme lui. » Mais non, ma mère dégageait une certaine fierté d’avoir un membre de sa famille capable de porter une arme et de tuer avec. J’ai encore en tête le geste de la main qu’elle a réalisé lorsqu’elle a prononcé : « Bam ! »
La mère de cet homme m’avait aussi baigné quand j’étais petit. J’adorais cette femme, Violette, je la considérais comme ma grand-mère. Elle ressemblait à un personnage de Fellini. Toujours vêtue d’une robe noire à pois blancs, elle ne mesurait qu’un mètre quarante-cinq. Chaque matin, elle se rendait très tôt à l’église, à l’heure où même les bonnes sœurs dorment encore, elle passait ensuite d’une maison à l’autre pour aider les mères à s’occuper de leurs enfants ou à cuisiner. Elle cuisinait divinement bien, surtout les mouajjanet, les beignets à la viande, au fromage et aux épinards. J’adorais tirer des portraits d’elle en noir et blanc, elle était photogénique comme personne. À l’âge de quatre-vingts ans, elle avait même posé pour moi durant des heures, assise au soleil, sur une chaise en plastique blanche. C’est la première vidéo que j’avais réalisée et exposée à Beyrouth. Une vidéo d’une femme âgée face à la mer qui entendait de loin les cris des différentes révolutions arabes mais qui restait impassible face à ces mouvements. J’avais titré cette vidéo Vagues.
Quand des années plus tard j’avais lu un ouvrage consacré entièrement à la tuerie d’Ehden, j’avais envoyé un extrait du livre à ma mère où ses deux cousins étaient cités – citation qui s’approchait de très près de la lettre que son frère lui avait écrite. Dans ce livre, je préfère modifier les vrais noms par A et B. « À compter de cet instant, les récits divergent. A, le commandant en second, serait arrivé le dernier sur les lieux Il aurait perdu le contrôle des hommes, qui ne cessaient de s’invectiver, voire de se menacer. Ordres et contre-ordres se seraient succédé dans une confusion totale. A se serait ouvertement engueulé avec B, l’un des combattants de Kfarabida, qui voulait à tout prix “achever le travail”. »
En guise de réponse, ma mère m’a envoyé des photos datées d’il y a un an. Elle posait, tout sourires, entourée de ses deux cousins lors d’une cérémonie de mariage. Ces images m’avaient perturbé. Pour elle, ce n’était rien, ce sont ses cousins. Sa famille.
Je ne peux plus entendre ma mère me dire « C’est ma famille ». Je me moque éperdument que ce soit la famille. Pour moi, ces hommes sont des criminels, et je n’arrive à rien voir d’autre que ça et l’excuse de « C’était la guerre, Sabyl ! » n’est pas suffisante. Il y a des centaines, des milliers, voire des millions de Libanais qui n’ont pas pris les armes pendant la guerre et qui n’ont pas agressé, ni blessé, ni tué. Mettre ces hommes sur un piédestal, c’est ne pas rendre hommage à la grandeur de ceux qui n’ont pas pris les armes alors que leur vie était aussi en jeu.
Après la guerre, ces tueurs ont été emprisonnés mais n’ont jamais été jugés. La Syrie qui tenait alors le pays faisait payer à ceux qui avaient combattu contre elle dans des procès en carton aux accusations sans fondement. De bourreaux, ces hommes devenaient alors des victimes. Un cercle que le Liban excelle à créer et recréer.
D’autres livres que j’ai parcourus revenaient sur la tuerie d’Ehden, des ouvrages écrits par des auteurs considérés comme sérieux et fiables, des historiens ou des spécialistes de la guerre du Liban. Chacun d’eux avance sa version des faits qu’il narre avec assurance et peu de doutes quant aux événements qu’il rapporte. À leur lecture, on pourrait croire que chacun d’eux était présent au moment des massacres. Pour l’un d’eux, les cousins de ma mère ne pénétrèrent pas dans la maison, et pour un autre, ils y étaient mais aucun des deux ne tua l’enfant. Le tueur était un troisième homme du commando.
Maintenant que je redécouvre petit à petit les horreurs de cette guerre, le village de ma mère, Kfarabida, je ne le vois plus du même œil. Ce lieu que je considérais comme un paradis perdu est finalement un nid de sanguinaires et le souvenir de la beauté de la mer et de ses plages sauvages ne parvient plus à modifier ma nouvelle perception des choses.